RAPPORT DE NICOLAS RABUT

RELATIF A SA DETENTION

PENDANT LA COMMUNE

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Paris le 18 Juin 1871

 

Monsieur le juge d’instruction,

 

            J’ai l’honneur de vous transmettre le récit que vous m’avez demandé des faits dont j’ai été victime ou témoin dans les tristes évènements qui viennent de se passer.

 

            Je suis resté à mon poste, à la Bourse où je suis commissaire spécial, en exécution des instructions que m’avaient transmises Monsieur le Préfet de Police par l’intermédiaire de son chef de cabinet, jusqu’au 1er avril, jour où j’ai été remplacé par Monsieur Pranget nommé par le citoyen Raoul Rigault, Délégué à l’ex-Préfecture de Police. Il était trop tard  pour moi pour quitter Paris ; mes tentatives faites dans ce but ont failli m’être fatales. Je me suis donc résigné à rester chez moi, ne sortant que fort peu.

 

                        Le 8 Avril, à 11 heures du matin, j’ai été accosté, sur le Boulevard Sébastopol au coin de la rue Turbigo, par un individu de 30 à 35 ans qui m’a demandé si je n’étais pas Monsieur Rabut. Et vous, qui êtes-vous ? – Je suis le citoyen Vermorel, membre de la Commune, et je vous arrête. – Pour quel motif ? Où est votre mandat ? – Un motif ? Un mandat ? Je suis Vermorel, membre de la Commune et je vous arrête – Pendant que nous échangions ces paroles, cinq ou six gardes nationaux m’avaient entouré, sur l’ordre du citoyen Vermorel, qui leur dit : Conduisez cet homme à l’Hôtel de Ville – Nous fîmes quelques pas à pied, mais bientôt, on me fit monter dans une voiture ; un garde est monté près de moi, et un autre sur le siège, près du cocher ; les autres suivirent à pied avec, je crois, le citoyen Vermorel. Arrivé place de l’Hôtel de Ville, je vis le citoyen Vermorel me montrer du doigt aux gardes nationaux fédérés qui étaient en grand nombre devant l’Hôtel ; il leur racontait la capture qu’il venait de faire, d’un air plein de vanité et de satisfaction. On me conduisit, seul, dans le poste de l’Hotel  où un jeune garde me demanda mon nom, et de là, on me fit pénétrer dans un violon où étaient déjà plusieurs individus , entre autres un qui se vantait d’avoir dénoncé un aristo et qui se plaignait d’avoir été arrêté au lieu d’avoir été récompensé. Au bout d’une heure environ, on me fit conduire, en compagnie de cet individu, entre huit hommes armés de chassepots, au bureau de permanence de la Préfecture de Police pour passer de là au dépôt. Mais le délégué devant lequel je devais passer, était depuis dix heures allé déjeuner, et n’est revenu qu’à trois heures , j’ai donc, ainsi que beaucoup d’autres personnes arrêtées attendu dans la cour, debout ; je n’ai cependant pas eu à me plaindre de ce retard car il m’a permis d’embrasser ma femme et mon fils  que j’avais averti et qui étaient accourus tout en larmes.  A trois heures, le citoyen délégué au bureau de permanence, jeune homme de 24 à 25 ans, aux grands cheveux et à la barbe noire, après avoir expédié quelques hommes venus avant moi, a ouvert le pli qui me concernait, et, d’un air d’importance vraiment comique, il a frappé sur ce pli, en me regardant comme pour dire : c’est grave. Pouvez-vous me dire, lui demandai-je, quel est le motif de mon arrestation ? – Vous en demandez bien long m’a-t-il répondu. D’ailleurs, je ne connais pas ce motif ? Alors, un autre personnage, que j’ai supposé être le secrétaire du délégué, quoique plus âgé et en costume de garde nationale, et qui avait pris le papier qui me concernait, me dit, après avoir demandé la permission à son chef : Mais vous avez déjà été interrogé car voici un papier signé par ….- Ce papier, ai-je aussitôt repris, doit être signe par Monsieur Vermorel qui m’a arrêté mais qui ne m’a ni interrogé ni dit le motif de mon arrestation, et c’est ce motif que je voudrais savoir . – Oh, s’est écrié cet homme, vous en faisiez bien d’autres, vous, quand vous étiez commissaire de police. – Pardon Monsieur, je ne veux pas discuter avec vous, je vous demande le motif de mon arrestation ; vous ne pouvez pas me le dire – c’est bien. – Allons, s’écria le délégué, en s’adressant à un garde, enlevez cet homme et faites-le conduire au dépôt, où j’ai été gardé, au secret absolu, jusqu’au 14 avril, sans voir aucun membre de ma famille.

 

Le 14 avril, j’ai été transféré, avec plusieurs autres otages, à la prison mazas où j’ai encore été mis au secret. A la porte de ma cellule, était une pancarte sur laquelle on voyait le mot :  SECRET. Ma femme a quand même obtenu d’un ancien employé de la Préfecture de Police, l’autorisation de me voir deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, au parloir de faveur ; mais j’ai tout lieu de croire que cette autorisation a été accordée à l’insu et contre la volonté du citoyen Vermorel. J’ai occupé successivement les cellules 65, 130et 131 6ième division. Je me hâte d’exprimer ma reconnaissance envers les deux gardiens (anciens employés) qui ont été pour moi pleins de prévenance et Monsieur de Beauvais, le médecin, qui m’a donné tous les soulagements qu’il pouvait. Ce séjour de Mazas n’est pas agréable, on y est au secret, on ne voit que les quatre murs de sa cellule, mais j’ai pu y dessiner, et l’espérance d’une délivrance prochaine a soutenu mon courage de telle sorte que j’y ai relativement peu souffert.

 

Soirée du 22 mai.

            Le 22 mai, dès le matin, le gardien Monnier est entré dans ma cellule, et, d’un air tout joyeux : bon courage, me dit-il, bon courage, Monsieur Rabut ! l’armée de Versailles est entrée cette nuit dans Paris, elle est au Champs de Mars, et bientôt, aujourd’hui peut-être, vous serez délivré ! – Pourvu, ai-je répondu, qu’on ne nous assassine pas avant l’arrivée de ette armée libératrice ! (j’avais appris que MM Darboy,  Boujean, Deguerry, Coré, Derest et un grand nombre de prêtres étaient comme moi à Mazas) – Cependant, l’espérance entre si facilement dans notre cœur que la journée s’est passée assez doucement.  A huit heures (je venais de me coucher), j’ai été brusquement réveillé de mon rêve par mon gardien qui, tout attristé me dit : Monsieur Rabut, je suis fâché de vous déranger mais il faut que vous vous leviez pour un transfèrement ; vous allez être conduit dans une autre prison. – Seul ? – Non, avec beaucoup d’autres – Et dans quelle prison ? – A La Roquette – A la Roquette, me-dis-je à moi même, c’est la prison des condamnés ! notre mort est décidée, ces misérables veulent nous assassiner, et, pour nous avoir sous la main à toute heure, à leur guise, ils nous font déposer dans leur repaire où ils seront maître plus longtemps.

 

            Je me suis levé tout en faisant ces réflexions et en pensant à ma femme et à mon cher fils que je ne reverrai plus, à qui je ne pourrai même pas laisser un mot, une dernière pensée. On m’a conduit dans une petite cellule, près du greffe, où je suis resté plus d’une heure dans l’obscurité. Enfin, on m’a appelé au greffe où deux individus d’un air joyeux et savourant sans doute leur vengeance, m’on demandé si j’étais bien Monsieur Rabut, l’ancien commissaire aux délégations judiciaires, et, sur ma réponse affirmative,  ont dit : -oui, c’est bien lui, puis m’ont fait sortir dans la cour et monter dans une voiture de déménagement, trop semblable aux charrettes de 1793. Il y avait déjà dans cette voiture une douzaine de personnes, presque toutes prêtres ; je me suis trouvé entre Monsieur Evrard, employé de l’Hotel de Ville et sergent major au 106ième bataillon de la Garde Nationale, et Monsieur Derest  ancien officier de paix au service politique dirigé par Monsieur Lagrange. Plusieurs voitures précédaient la nôtre et plusieurs autres la suivaient. Notre trajet, de Mazas à La Roquette a été très long à cause des barricades qui plusieurs fois nous ont forcés à changer de direction, il s’est fait cependant sans accident. Nous devions craindre la populace qui pouvait remarquer les prêtres en soutane et nous faire un mauvais parti.

 

            Arrivés vers onze heures à la Roquette, nous avons été déposés d’abord dans le couloir du parloir, vis à vis de l’entrée du greffe ; au bout d’une heure, le Brigadier-Chef et le Directeur (un sieur François, ancien forçat, qui s’est vanté lui-même d’avoir tiré six ans de suite), nous ont appelés, et, sans nous écrouer au greffe, nous ont fait monter au 1er étage, 4ième section. Là, le Brigadier-Chef, une lanterne à la main, nous a fait entrer au hasard, chacun dans une cellule , où il n’y avait ni table, ni chaise ni eau, mais seulement un lit en fer avec une paillasse et deux couvertures (pas de draps). La nuit s’est lentement passée dans des réflexions bien tristes et bien douloureuses , pas même un verre d’eau pour humecter nos lèvres brûlantes !

 

Journée du Mardi 25 Mai

Le lendemain, mardi, au point du jour, j’ai pu voir que ma cellule donnait sur une grande cour, vis-à-vis le bâtiment de l’Est – et que par la croisée, je pouvais communiquer avec mon voisin de gauche. Ma cellule portait le N°25 ; le N° 24 était occupée par M. Hécourt, curé de Bonne-Nouvelle, avec qui je ne pouvais avoir aucune communication. Vers huit heures du matin, le gardien Langboin, ancien dans la maison, ayant ouvert ma cellule pour que l’auxiliaire put y déposer un pain, je lui demandai de l’eau un pot à eau. – Il n’y a pas de pot m’a-t-il répondu, mais on vous apportera bientôt de l’eau. Et comme je le priais de me faire acheter une écuelle, - Ce n’est pas la peine, m’a-t-il dit, car demain et peut-être même ce soir, vous ne serez plus ici. Vers dix heures, on nous a apporté un pot à eau et un peu de bouillon maigre.

 

            A midi, on nous a permis, à tous les otages prêtres et civils (il y avait en outre un assez grand nombre de gendarmes , de sergents de ville et de soldats) de descendre ensembles, non dans la cour, gardée pour les 400 condamné restés dans la maison , mais dans la dépendance de l’établissement, c’est à dire dans les espaces se trouvant entre les bâtiments, les jardins et le 1er mur de ronde. Là, nous avons pu nous voir et nous reconnaître ; il y avait 80 prêtres environ et 6 ou 7 civils. J’ai reconnu notamment Monseigneur Darboy, M. Bonjeaz, M. Deguerry, M. de Marcy, vicaire de Saint Vincent de Paul, M. Marion curé de Saint Séverin, M. Bécourt, Curé de Bonne Nouvelle, M. Paul Pray et M. Bécourt des Missions Etrangères, M. Ducoudray, M. Derent ex-officier de paix, M. Charles dit Charlieu employé du bureau des passeports à la Préfecture de Police ; il y avait des ….. , des Jésuites, des Sulpiciens, des missionnaires, des curés de paroisses et des vicaires, Monseigneur l’Archevêque et M. Bonjean que je suis allé saluer, m’ont demandé quelle était, selon moi, la cause de notre transfèrement de Mazas à La Roquette ; Oh Messieurs, leur ai-je dit, il ne faut pas se faire  d’illusions ! ces monstres nous ont amenés ici dans la crainte que nous fussions délivrés par la troupe, pour pouvoir nous garder jusqu’au bout, et nous massacrer selon leur bon plaisir, ou au dernier moment, quand ils verront qu’ils ne pourront plus tenir. A trois heures on nous fait retrer dans notre corridor et de là, dans nos cellules. J’oubliais de dire que nous étions au 1er étage au nombre de 43 dans 43 cellules donnant à droite et à gauche dans un long corridor, fermé à chaque extrémité par une grille de fer : une moitié de ces cellules avaient leur croisées sur la grande cour, et l’autre moitié sur les dépendances et jardins  et le chemin de ronde ; vers l’ouest. Le surplus des otages étaient dans les autres étages.

 

            Le reste de la journée et la nuit se sont passés sans évènements remarquables.

 

Journée du mercredi 24 Mai.

            Le 24 mai s’est passé, comme le mardi. La promenade a eu lieu de midi à trois heures et de 3 à 5 et même 6 heures, on nous a laissé causer ensembles dans notre corridor du 1er étage. Quoique plus mal installés dans nos cellules, nous nous trouvions plus heureux qu’à Mazas, à cause de cette promenade en commun, de ses conversations  avec notre voisin de cellule, par la croisée.

 

            Vers huit heures et quart du soir, alors que nous étions enfermés dans nos cellules, nous avons entendu ouvrir la porte de la grille d’entrée de notre corridor, puis celle de l’autre extrémité du corridor et qui conduit au rez-de-chaussée dans les cours, les dépendances et le chemin de ronde ; puis un pas lourd, entremêlé de cliquetis d’armes, et devant être celui d’un peloton de 15 à 20 gardes nationaux, a résonné dans le corridor, partant de la grille d’entrée, passant devant nos cellules et aboutissant au petit escalier de secours ; puis on a de nouveau ouvert la porte de la première grille, et nous avons distingué le bruit de deux personnes que j’ai cru reconnaître pour le Directeur et le Brigadier-Chef. Une voix forte, mais paraissant émue a dit ces mots : «  Bonjean, Darboy, sortez de vos cellules ; Clerc, Deguerry, Allard, Ducoudray, sortez, sortez plus vite, restez comme vous êtes. »  Ces messieurs, dont on a ouvert les cellules sont sortis ; nous les avons entendus suivre le chemin qu’avaient suivi les hommes armés , et descendre le petit escalier. Au bout de 3 ou 4 minutes, nous avons entendu un feu du peloton (mal exécuté), qui a été suivi d’un silence de mort ; personne n’est remonté, ni gardien, ni Brigadier-Chef ni victimes. – Pour moi, il n’y avait aucun doute, on venait de tuer nos malheureux compagnons. Je l’ai dit aussitôt à mon voisin, Monsieur Bécourt, qui pensait comme moi. Au bout de quelques minutes, un condamné qui était dans une cellule à un étage au-dessus de nous a appelé un de ses camarades par la croisée et lui a dit : Voilà uns fusillade, c’est sans doute une fournée de gendarmes qu’on vient d’expédier. (Il n’avait pas entendu, comme nous, appeler les victimes, et il croya,t que c’étaient des gendarmes).

 

            Nous nous attendions à être appelés à notre tour ; mais nous n’avons rien entendu de toute la nuit, si ce n’est le Directeur et le Brigadier-Chef qui, vers minuit, sont venus inventorier  les objets laissés par les victimes, dans leur cellules.

 

            J’oubliais de dire que Mgr l’Archevêque occupait  d’abord la cellule N° 1 mais que le mercredi dans la journée, il avait accepté la cellule N° 23, un peu plus grande, qui était occupée par Mr de Mercy, vicaire à Saint Vincent de Paul.

 

            Au moment où le Directeur et le Brigadier-Chef  sont venus inventorier ou prendre les objets laissés dans les cellules des victimes, M. Bécourt, mon voisin, a entendu le Directeur dire au Brigadier : «  C’est pourtant une triste besogne que nous fait faire là le gouvernement de la Commune ! C’est fâcheux que l’on ait pas pris note des cellules occupées par tel ou tel ; il faut crier trop fort pour les appeler – Qui est dans cette cellule ? (cellule 24) – C’est M. Bécourt, le curé de Bonne-Nouvelle – Ah ! il est pour la prochaine fournée. »

 

Journée du jeudi 25 mai.

            L’espèce de torpeur qui avait régné pendant la soirée depuis la fusillade, a duré toute la journée du jeudi. Le matin, lorsque l’on est venu nous apporter notre pain et notre bouillon maigre, le gardien et les auxiliaires avaient l’air tristes et mornes, et évitant de se laisser interroger. Cependant, j’ai demandé au gardien Langevin si aujourd’hui, il y aurait une exécution comme la veille – Quelle exécution ? Allons, lui dis-je, ne nous mentez pas, avons tout vu, nous savons tout, nous savons même le noms des victimes qui ne sont plus parmi nous. – Eh bien oui, j’ai appris ce matin ce qui s’est passé, mais il n’y aura rien aujourd’hui, parce que la fusillade d’hier n’a été qu’une représailles de ce qui s’est passé à Versailles où, dit-on, Monsieur Thiers a fait exécuter le citoyen Blanqui et plusieurs autres membres de la commune.

 

            A midi, nous sommes descendus, comme les deux jours précédents, à la promenade où nous nous sommes tous retrouvés, à l’exception des 6 malheureux compagnons que l’on avait appelés la veille. Nous avons appris que ce matin même, on avait fait exécuter le sieur Jesker, que Langevin, sur l’ordre du Directeur, avait conduit seul au greffe où 5 fédérés, armés de leur chassepot l’attendaient, et qui n’avait plus reparu. Le Directeur était monté lui-même dans la cellule de Jecker et avait emporté les objets de cette nouvelle victime.

 

            Remontés à 5 heures de notre promenade, nous avons pu causer encore un certain temps dans notre corridor. Nous avons été assez calmes jusqu’à 8 heures du soir ; mais à 8 heures, nous avons craint que, comme la veille, on vint nous appeler. Et en effet, on a entendu, à 8h1/4 les hommes armés venir prendre leur position dans les dépendances, près du chemin de ronde. Cependant, la soirée et la nuit se sont passées sans évènements tragiques. ( Nous avons appris plus tard qu’il n’y avait pas eu d’exécution, c’était tout simplement parce que le membre de la Commune chargé d’apporter l’ordre et le nom des victimes n’avait pas pu parvenir jusqu’à notre prison.

 

Journée du vendredi 26 mai.

            Le vendredi 26 mai, dès le matin, le gardien Langevin, à qui j’avais fait connaître ma qualité de commissaire de police, et qui était assez doux avec moi, est entré dans ma cellule et m’a dit : «  Monsieur Rabut, du courage et bonne espérance, l’armée de Versailles approche ; elle prend en ce moment la mairie du XIième, et vous serez délivrés peut-être dans cette journée. – Pourvu, ai-je répondu, que l’on ne nous massacre pas tous en masse avant l’arrivée de la troupe dans notre prison. Bientôt, la fusillade devint très vive et très claire, la troupe approchait, était à 300 mètres de nous, les balles venaient frapper sur les barreaux de nos fenêtres, tandis que les bombes ou obus de la batterie de Père Lachaise, qui depuis notre arrivée passaient par dessus de nos têtes pour aller incendier Paris, tombaient cette fois sur nos bâtiments ; il y avait un vacarme affreux, mais ce vacarme, au lieu de nous effrayer, excitait notre joie et nos espérances. Le Directeur, qui avait jusqu’alors été couvert d’habits éclatants cachés sous les galons, avait pris des vêtements sombres et plus propres pour la fuite. Mais hélas la fusillade se ralentit, s’éloigna puis cessa complètement. Notre espérance en fit autant. On n’avait pas distribué la ration ordinaire de pain, et les condamnés étaient maintenus dans leurs cellules, enfermés séparément . Nous avons été abandonnés presque toute la journée dans notre corridor. Vers trois heures, le Brigadier-Chef  vint appeler plusieurs personnes , qui n’étaient pas parmi nous, qui étaient d’un autre étage. Quoique personne de nous n’avait répondu à cet appel, nous n’en avons pas moins été vivement émus et préoccupés, nous sentions que bientôt, nous serions appelés aussi. Et en effet, vers cinq heures et demie, le Brigadier-Chef reparut dans notre corridor avec deux listes, et appela quinze des nôtres, parmi lesquels onze ou douze prêtres ; N. Deneat, l’ex-officier de paix, était au nombre des civils. On fit descendre ces quinze otages au greffe sans même leur donner le temps d’aller prendre dans leurs cellules leurs chapeaux ; ils ne remontèrent pas, mais nous n’entendîmes aucune fusillade, ni isolée ni en masse, qui put s’appliquer à eux. Nous avons appris le lendemain qu’ils avaient été, avec 38 gendarmes, conduits à Belleville où ils avaient été massacrés dans une maison en construction.

 

            Comme l’appel de ces victimes s’était fait à 5 heures et demie, quand l’exécution du mercredi avait eu lieu à 8 heures et demie, nous avons du penser que l’on voulait expédier tout le monde avant la nuit, et jugez quelle était notre agonie, combien nous devions souffrir en pensant à nos familles, qui ignoraient notre sort, car nos lettres ne devaient pas leur avoir été expédiées ! Cependant, la soirée s’acheva, la nuit se passa sans nouvel événement, mais non sans angoisses.

 

Journée du samedi 27 mai.

            Le samedi, dès le point du jour, étonné de vivre encore, mais certain que la mort était proche, je fis à ma femme et à mon fils un récit de ce qui s’était passé depuis le dimanche 21 mai, et je remis cet écrit à Langevin qui me ^promit de le remettre lui-même à ma femme après ma mort.

 

            Cependant, Langevin me dit que tout espoir n’était pas perdu (car l’armée de Versailles avait repris l’offensive à peu de distance), et que la journée se présentait bien. On n’avait pas pu distribuer de vivres ni aux otages ni aux condamnés, ni même aux 300 fédérés rappelés spécialement pour notre garde et pour nos exécutions, et ceux-ci étaient partis pour manger chez eux, et n’étaient pas revenus. Le fameux Ferré avait, disait-on, été obligé de s’enfuir à la Mairie du XI° et s’était réfugié au greffe de notre prison, auprès du Directeur François. La présence de ce Ferré n’annonçait rien de bon pour nous. On nous avait ouvert les portes de nos cellules et permis de rester dans le corridor. Les auxiliaires étaient ivres, et le plus petit allait et venait avec une grande agitation et en parlant d’une manière peu rassurante. Soudain, je vis dans les mains de ces deux condamnés des marteaux, des tranchets et de grandes limes. Je fais remarquer ces armes au gardien Langevin, qui paraît ne pas entendre mes observations , puis qui, sur mes instances, demande au petit auxiliaire : - Où as-tu eu ces outils ?  - Eh bien, on me les a donnés pour me défendre, vous savez bien qu’on en a distribué à tout le monde ; pourquoi nous les a-t-on donnés ? – Cela ne te regarde pas, reste tranquille et donne-moi cela. -  Bientôt l’agitation devient grande dans les cellules des condamnés et on les entend crier : Vive la liberté, vive la Commune ! Puis on les voit tous descendre dans la cour ; ils sont armés, qui d’un tranchet, qui d’une lime, qui d’un marteau, qui d’une barre de fer ; ils ont quitté leur veste de condamnés et se sont affublés de guenilles qu’on leur a évidemment distribuées. Nul doute, dis-je à mon voisin, Mr Bécourt, notre dernière heure est arrivée ; le Directeur n’ayant plus sa force armée, a armé ces scélérats pour nous faire massacrer par eux. Les condamnés, leurs gardiens eux-mêmes, notamment le Brigadier-Chef, appellent du milieu de la cour et invitent à descendre pour s’enfuire les sergents de ville et les gendarmes qui étaient dans le bâtiment en face du nôtre mais ces otages paraissaient ne pas vouloir descendre.

 

            Vers cinq heures, les portes de la cour des condamnés sont ouvertes, un certain nombre s’enfuient. Pendant ce vacarme, on nous avait fait rentrer dans nos cellules. A cinq heures et demie environ, , le petit auxiliaire ouvre ma cellule et celles de mes voisins ; il m’invite à sortir et à m’enfuir. J’hésite, craignant un piège. Il veut refermer la porte de ma cellule, je m’y oppose et je sors. Dans le corridor, je vois Langevin et je lui demande si l’on ne nous tend pas un piège ; il ne répond pas directement à ma question , mais il me dit : fuyez vite. Je descend le grand escalier, et je me trouve dans la cour du centre, où étaient déjà plusieurs prêtres qui me demandent si j’ai des habits bourgeois à leur donner ; je jette mon perdessus à l’un d’eux, Mr Petit, secrétaire de Monseigneur, et je passe. Devant la porte du parloir, j’aperçois le pharmacien à qui j’adresse la même question qu’à Langevin et qui me crie : Sauvez-vous, dépêchez-vous. Je traverse rapidement la cour d’honneur qui est dépavée, je franchis la porte extérieure de la prison , je me vois place de la Roquette. Je remarque que plusieurs fugitifs, notamment des condamnés, se dirigent vers la rue de la Roquette ; je juge cette voie dangereuse, je contourne la prison sur la gauche, je gagne la rue des Boulets pour échapper à la vue des curieux que devaient attirer ces évènements. Je parcours pendant un certain temps, avec le Sr Evrard, le même chemin, en me dirigeant sur le bruit de la fusillade que j’entendais ; je parcours dix petites rues qui étaient garnies de curieux se tenant sur leurs portes ; j’escalade dix barricades dont les défenseurs qui se tenaient dans les maisons voisines me laissent passer ou ne s’en aperçoivent pas. Mais avant d’arriver au boulevard du Prince Eugène, je tombe sur une barricade sérieusement gardée par des fédérés qui croisent sur moi la baïonnette en me demandant qui je suis et d’où je viens. Je suis, leur dis-je, un condamnés qui vient de s’échapper de la prison de la Roquette en profitant d’une révolte qui se fait en ce moment ; laissez-moi passer. Mes cheveux et ma barbe longs, mon pantalon et mes souliers couverts de boue, mon paletot sale et mouillé par la pluie, tout donne à mes paroles la couleur de la vérité ; une femme présente dit : Oui, je le reconnais, c’est un bon, laissez-le passer.  La Baïonnette se relève, le chemin m’est ouvert ; je passe rapidement et je cours avec une ardeur que je ne me connaissais plus ; j’arrive place du Prince Eugène, à la mairie du XIième  . Là, quelques fédérés se tiennent encore aux barricades j’arrive par derrière eux et je passe sans qu’ils me voient ; mais je n’ai pas fait 200 pas que j’entend des balles siffler à mes oreilles ; Dieu me protège, je ne suis pas atteint et je continue ma course sans me retourner. Après avoir franchi plusieurs autres barricades, , en montant sur des cadavres d’hommes et de chevaux, j’arrive devant le théâtre du Bataclan où sont dressées encore plusieurs barricades. Je ne vois d’abord personne à ces barricades, mais je m’entends crier : Eh, là bas, où allez-vous ? passez par ici, vevez ici. Je me retourne et j’aperçois le caban d’un officier de l’armée. Je cours à lui, c’était un jeune capitaine ; je lui conte mon histoire en deux mots. Avez-vous des papiers, me dit-il. – J’en avais il y a quelques minutes, j’avais des lettres de ma femme, mais je les ai déchirées et jetées en route, dans la crainte de tomber avec entre les mains des fédérés (ce qui était vrai). Ce jeune capitaine croit à mes paroles, et il m’offre de me faire accompagner jusqu’à l’Assistance Publique ; j’accepte avec reconnaissance. Il me donne un jeune caporal du 55ième de ligne, un marseillais, qui me conduit, avec une grande défiance, jusqu’à l’Assistance Publique. Là, je trouve un chef de bureau qui me connaît et qui donne un reçu de ma personne au caporal qui paraissait peu disposé à lâcher sa proie. Je suis libre enfin et j’arrive tout content, vers 6h ½  du soir à mon domicile où je revois ma femme et mon fils qui se trouvent presque mal de l’émotion que je leur cause, ce passage si brusque du désespoir à la joie. Pour moi, je ne suis pas encore réveillé de ce cauchemar qui dure depuis 8 semaines ; j’ai peu de me réveiller dans cette horrible prison où l’on assassine avec joie.

 

            Je ne puis rien dire de ce qui s’est passé à la Roquette, dans les étages où je n’étais pas, ou même au premier étage après mon départ. Mais j’ai appris que sur 7 qui avions fui en même temps, trois seulement ont été sauvés, MM Evrard, Chevriot et moi ; et que les autres ont été fusillés par les gens du quartier devant la Roquette ; ce sont MM Bérat, Bécourt, Maillon et Chaulien.

 

            Je dois déclarer que le bras droit du Directeur a été le Brigadier-Chef, qui a tout dirigé, tout mené, qui a assisté à tous les drames , qui, bien plus, les a dirigé lui même. Cet homme, actuellement détenu, doit savoir quels sont les gardes nationaux qui ont fusillés les victimes ; il doit pouvoir éclairer la justice sur tous les points, car rien ne s’est fait sans lui.

 

            Les gardiens Langevin, Latour, Mourion et le sous-brigadier (arrêté également) savent aussi beaucoup de choses, ainsi que le pharmacien et le bibliothécaire.

 

            Je ne puis trop dire quel a été le courage, quelle a été la résignation, la sérénité des victimes, et surtout des prêtres qui sont morts aussi noblement que les premiers martyrs de la religion ; pas un n’a faiblit quand il a entendu son nom, quand il a fallu prtir, marcher à la mort. Je doute que nos bourreaux, qui aujourd’hui sont arrêtés, regardent la mort en face avec le même calme, avec la même grandeur d’âme.

 

Monsieur l’abbé de Maurey, vicaire à St Vincent de Paul, qui a été sauvé, a tous les noms des otages de notre catégorie, et je crois, des victimes.

 

            Je ne dois pas oublier l’abbé Guérin, jeune homme charmant de 30 ans à peine, et appartenant aux Missions Etrangères, qui a offert à Mr Chevriot de répondre et de mourir à sa place, si son nom était appelé.

 

Rabut

Commissaire de police spécial de la Bourse