Souvenirs

 

 

 

 

 

A votre demande, mes chers enfants et petits enfants, je réunis quelques épisodes de ma vie passée. Quand on a soixante seize ans, on peut espérer intéresser ses descendants en leur faisant revivre des événements, des atmosphères, des anecdotes, des moments heureux, amusants, curieux ou même tristes. Avec le recul du temps, ces pages procureront à leurs lecteurs une sensation de dépaysement, tant les usages, les moeurs ou les convictions ont évolué.


 

 

Ma formation.

 

Je commencerai par dire ce que fut ma formation intellectuelle, les influences qui agirent sur les idées qui furent les miennes et sur la vie menée au cours de ma jeunesse.

 

Mon père qui avait certainement gardé des souvenirs mitigés de son séjour comme pensionnaire au lycée impérial de Strasbourg avant 1870 voulu que ses fils fussent externes libres au lycée du Havre ; de la septième à la philosophie , c’est là que j’ai fait mes études. J’y appris le latin dans la mesure où il s’apprenait après la réforme de 1902 qui avait restreint l’enseignement  à ce que les pédagogues d’alors appelaient  l’essentiel. Je fis du grec pendant deux ans, en quatrième et en troisième ; ce fut très insuffisant et je n’en sais plus que quelques mots.

 

Mon père voulait que nous abordions l’études des sciences et en seconde je passais dans la section latin-sciences qui était réputée , celle ci exigeant le plus de travail. J’avoue n’avoir jamais eu de goût pour la physique et j’eus beaucoup de mal à absorber le programme de mathématiques. En première, l’année du bac première partie, on dut me  faire donner des leçons particulières. Libéré de ce programme de sciences par la réussite de l’examen, je proclamais mon désir de ne pas continuer dans cette voie et exprimais le désir formel d’entrer en classe de philosophie. Ce fut mon premier acte d’indépendance.

 

Mon père accepta d’emblée ce que je souhaitais et je passais une année très heureuse. Nous n’étions que huit élèves ; il existait un cours facultatif de latin-grec pour les jeunes gens désirant préparer une licence de lettres et je m’y inscrivis . Au cours de latin  nous n’étions que trois avec un professeur charmant. Pour moi ce fut une vraie année de formation, car à l’encontre de mes camarades issus des sections non scientifiques, je n’avais aucun effort  à faire pour assimiler les notions élémentaires de physique et de chimie qui étaient au programme. J’avais beaucoup de loisirs. Je me plongeais dans les études historiques. J’avais été en effet très marqué par deux années ou j’avais eu Jérôme Carcopino comme professeur d’histoire ; mon admiration pour ce grand historien et ce parfait humaniste ne s’est jamais démenti.

 

 Je lisais aussi à la bibliothèque municipale, mitoyenne du lycée , les romans d’Anatole France dont le style si élégant me plaisait  beaucoup. Mais je me nourrissais aussi de Barrès et de Paul Bourget. Les premiers écrits de Barrès ainsi que « l’Appel au Soldat »  et « Leurs Figures » firent une très grosse impression sur moi. Je découvris presque par hasard l’Action Française, Charles Maurras et Jacques Bainville. Je riais de bon cœur aux polémiques truculentes de Léon Daudet. C’est dans la correspondance romaine de l’Action Française que je pris conscience de la crise moderniste qui agitait alors certains des cercles ecclésiastiques sous l’influence de Charles Maurras , et sans trop creuser les mobiles profonds qui l ’animait , je vouais un véritable culte au pape Pie X. J’adoptais sans broncher les positions anti modernistes de Dom Besse, des abbés Maignien et de Pascal.

 

Je n’avais aucune formation musicale. J’avais bien reçu pendant quelques années des leçons de piano qui m’assommaient  et desquelles je fus vite libéré sous le prétexte que j’avais beaucoup de travail scolaire, mais j’aimais l’orgue. Dans ma paroisse de Sainte Adresse, un organiste aveugle avait , paraît il , beaucoup de talent.  J’aimais le vieux plein chant que les diocèses normands avaient conservé pour leurs offices. Ce n’est que beaucoup plus tard après la guerre de 1914-1918 que je pus goûter le chant grégorien, introduit définitivement en France par le volonté du Saint Père. « Una fides, una lingua, una cantum » , et je suis resté fidèle à cette formule.

 

On ne connaissait ni radio, ni tourne disque et nous n’avions pas de phonographe. Je pense que cela valait mieux. J’avoue que mon inculture musicale n’a été atténuée que ces dernières années. Je n’étais pas non plus sensible à la poésie, ce que longtemps ma mère me reprochait doucement. Mais j’aimais la beauté et le rythme des fables de La Fontaine. J’aimais les classiques, je suis toujours resté sous le charme des grandes périodes oratoires de Bossuet aussi bien dans ses sermons que dans ses oraisons funèbres.

 

Mais dans ma jeunesse j’ai subis d’autres influences. Si j’ai tant aimé Barrès et si je devins un fidèle de l’Action Française , je l’ai dû très indirectement mais très certainement, à mon père. A la maison, l’histoire de France contemporaine se divisait en deux parties : avant et après la guerre. Il s’agit bien entendu de celle de 1870. L’Alsace perdue était un sujet inépuisable de conversations. Ce que mon père ne racontait pas , c’était ma grand mère maternelle, Clémence Kuntz , qui me le narrait dans tous les détails ; j’ai toujours eu un culte pour elle. Elle n’était peut être pas ce que l’on nomme une grande dame ; elle était sûrement une très grande et très solide bourgeoise pleine de bon sens, d’autorité douce et de bonté.


 

Mais il y avait aussi la vie quotidienne. Le Havre était avant tout un très grand port de commerce. L’industrie était présente certes , mais n’avait pas l’importance qu’elle a maintenant ; l’activité de la ville était basée sur le commerce maritime. Quand on ouvrait le « Havre Eclair » ou le « Petit Havre » qui n’avaient généralement que quatre pages, rarement six, on tombait sur une rubrique très lue : celle de bateaux en partance, de ceux attendus ainsi que de leurs cargaisons. C’est Le Havre qui m’a donné le goût de la géographie : le nom des ports des deux Amériques, ceux des cotes d’Afrique m’étaient familiers ; sans ouvrir mon atlas je les voyais sur la carte.

 

 Et puis la Bourse où se faisaient et défaisaient des fortunes n’était pas très loin du lycée. Je savais qu’on y traitait alors toutes les transactions sur le café pour l’Europe occidentale et continentale. Mon cousin Pierre Kuntz était fondé de pouvoir dans une grosse maison de coton. On côtoyait sur le tramway à midi les derniers courtiers portant, au Havre, le chapeau haut de forme. On entendait parler de la dernière faillite dans le coton, le café, la laine ou le cuivre. J’ai vu à la grille de très belle propriétés de Sainte Adresse, l’huissier et le commissaire priseur vendant le mobilier de tels spéculateurs malheureux ; dans ce temps les affaires étaient personnelles et le failli ne sauvait pas sa mise derrière le paravent juridique d’une quelconque société anonyme.

 

En été quand on allait au lycée en  bicyclette, je faisais le retour volontaire le samedi à midi pour voir sortir le « Transat » partant pour New York avec ces deux traditionnelles cheminées noires à bande rouge. Je savais distinguer dans l’estuaire de la Seine la petite rade et la rade foraine au delà de la bouée « sifflet » précieuse par temps de grosse brume. Il m’arrivait de compter les vapeurs sur rade attendant soit la marée pour entrer dans le port, soit pour remonter sur Rouen. Ils étaient à la queue leu leu  sur deux lignes différentes.

 

Les choses de la mer étaient quotidiennement familières. Un ami de la famille était courtier juré d’assurances maritimes ; c’était un office ministériel comme celui des notaires. Lorsque je flânais sur le quai de la grande douane, dans le vieux Havre et le vieux port, on voyait les boutiques des Shipchandlers , les approvisionneurs de navires , seuls intermédiaires auprès desquels les capitaines de navires étrangers devaient se fournir.

 

 J’ai vu les grands trois mats au bassin de commerce qui apportaient le bois de Campêche de la cote ferme du Mexique et le bois de Quebracho de l’Argentine ; dans le même bassin, le navire hôpital des oeuvres de mer, le Saint François d’Assise hivernait après la campagne de la morue sur les cotes d’Islande et j’avais lu « Mon Frère Yves » de Pierre Loti. Tous cet environnement me pénétrait. Si après la guerre de 1914-1948 je suis allé au Caucase pour y acheter du coton, je le dois en partie à cette ambiance de voyages lointains qui emplissaient Le Havre.

 

Et puis il y avait les longs voyages de mon père en Europe centrale et septentrionale. Si nous ne voyions pas les lettres quotidiennes qu’il écrivait à ma mère, nos yeux se fixaient sur les nombreuses cartes postales qu’il lui adressait et dont une partie, conservée dans un album, existe toujours chez mon fils Philippe. Toutes ces villes nous étaient familières, que ce fut Prague, Vienne, Berlin, Moscou même ou Stockholm  ou Christiania qui se nomme aujourd’hui Oslo et j’en passe beaucoup. Mon père avait été à Moscou lors du couronnement du Tsar Nicolas II et il  avait rapporté comme souvenir des écuelles en terre vernissée sur lesquelles  ressortaient les aigles impériales ; elles ont dû périr dans quelque déménagement.

 

Enfin j’aimais la campagne normande ; elle était à notre porte. Le Havre n’avait pas encore absorbé les communes avoisinantes et les raffineries  ne déparaient pas encore les charmants villages d’Orcher et de Notre Dame de Gravanchon. Avec ma mère nous faisions de grandes promenades à pied ; plus tard nous partions en bicyclette sur des routes où passaient de très rares voitures automobiles à la vitesse jugée effarante de vingt cinq kilomètres heure. Je connaissais le blé, le lin et le colza ; je voyais les vaches attachées à un piquet par une longue corde, car il fallait épargner les herbages et ne pas laisser le bétail divaguer. C’est dans ces promenades que j’ai acquis le goût pour les campagnes. Ces paysages du pays de Caux n’avaient rien de pittoresque, sauf lorsque l’on atteignait les petites vallées qui les entrecoupaient. Mais ces champs et ces herbages ponctués de fermes isolées ,entourées de leurs talus, plantées d’arbres, respiraient à la fois le labeur et la paix. J’y était très sensible et tels qu’ils étaient je les vois encore en esprit.

 

Voilà tout ce qui m’a influencé avant d’entrer dans la vie active et ,quelques années plus tard ,dans la guerre.

 


 

Ma petite Jeunesse

 

 

Naissance à la maison.

 

On jouait au jardin qui, quoique n’ayant que 1000 m², paraissait immense à des yeux d’enfants. Les parents ne prenaient pas de vacances. En été on allait à pied au bord de la mer avec mon frère et on jouait sur le sable. Après la naissance de mon petit frère Bernard (mort à l’âge de deux ans) qui avait une nourrice , on allait au bord de la mer accompagnant la voiture d’enfant. De bonne heure quand mon père était à la maison, on nous faisait prendre des bains de mer. C’était aux « Bains des Falaises » situés à Sainte Adresse. Deux années de suite mes parents louèrent une grande cabine ; on y  passait l’après midi, le jeudi et les jours de vacances ; si la mer était haute on se baignait et on apprenait à nager avec le maître nageur ; on voisinait avec les locataires des autres cabines. Les « Bains des Falaises » étaient les bains de la bonne société Havraise, ainsi que des familles bourgeoises de Sainte Adresse.

 

Parmi mes fréquentations « chics » il y avait la femme du Colonel Mac Mahon qui était la princesse Marguerite d’Orléans. Assise sur la plage (elle ne louait pas de cabine) elle était d’une très grande simplicité ; elle déchaussait elle même ses enfants pour leur permettre de patauger sur le sable à marée basse. On racontait que lorsque le Colonel Mac Mahon prit le commandement du 12 ème régiment d’infanterie au Havre, des officiers lui demandèrent s’il fallait donner de l’Altesse Royale à son épouse ; il aurait répondu « Marguerite s’en f... ». D’ailleurs toutes les familles qui fréquentaient les « Bains des Falaises », le faisait avec beaucoup de simplicité. Nous n’étions pas riches, ni anciens Havrais et pourtant on évoluait à son aise et bien des jeux sur le sable réunissaient les uns et les autres.

 

Ce fut un vif regret pour tous, lorsque ces Bains furent fermés, les terrains ayant été achetés ainsi que toute la falaise par le richissime marchand de meubles à bon marché «Dufayel » qui créa ce que l’on a appelé le « Nice Havrais » et qui fut au début d’un parfait fiasco.

 

Sur l’emplacement des Bains fut construit le Palais des Régates qui était d’abord loué à la « Société des Régates du Havre » et qu’elle acheta plus tard à Dufayel. A cette époque, nous avions grandi et allions au lycée ; on fréquentait d’abord les « Bains du casino  Marie Christine » qui dépendait du casino du même nom. Mais cela ne dura qu’une année ; mon père devint membre de la société des régates et nous primes nos bains de mer dans le nouvel établissement installé au Palais du même nom. J’ouvre une parenthèse à propos du casino « Marie Christine » ; la société du casino avait acheté le domaine qu’avait possédé pendant son exil au Havre, la reine Marie Christine d’Espagne d’où le nom insolite du casino.

 

J’ai dit que mes parents ne prenaient pas de vacances. Habitant une jolie banlieue du Havre avec un joli jardin et ayant la mer à proximité à la belle saison, cela se comprenait assez bien. Par ailleurs mon père avait à sa charge sa mère et sa tante Marie qui vivaient avec nous et mes parents renonçaient à toutes dépenses qui ne paraissaient pas indispensable. A cette époque le personnel même supérieur des Usines et des Maisons de Commerce n’avaient pas de retraite. Il  fallait donc faire des économies pour les vieux jours. Quoique mon père avait une belle situation, il mettait de l’argent de côté comme on disait dans ce temps là. Enfin on avait lessive le lundi et le grand ménage le vendredi.


 

 

Mes voyages.     

 

 

Néanmoins, tous les ans, au mois de septembre, au moment où mon père avait un voyage d’affaire, il nous emmenait, ma mère, mon frère et moi à Lille chez mes grands parents Kuntz et de là , il gagnait soit l’Allemagne, soit la Hollande. C’était une expédition les premières années du Havre à Lille ; suivant les horaires on changeait trois ou quatre fois de train. A la fin, quand nous étions plus grands on passait par Paris si bien qu’on ne changeait qu’une seule fois et qu’on était dans des trains plus rapides et plus confortables.

 

Je me souviens très bien de notre premier passage à Paris. On était venu par un train arrivant en fin de matinée. La cour de la gare  Saint Lazare était pleine de fiacres à chevaux et en sortant, on était saisi par l’odeur de l’urine et du crottin de cheval.  Il paraît que ce n’était pas très malsain du tout et que c’était préférable aux actuelles odeurs d’essence. On allait déjeuner au restaurant du « Terminus » de la gare Saint Lazare. C’était la première fois que j’allais au restaurant. Le service était fait par petites tables ; c’était un luxe à cette époque où dans beaucoup d’hôtels on mangeait à la « table d’hôtes ». Les garçons étaient nombreux et empressés. Le linge était impeccable. Dans ce temps là , la bonne tenue d’un hôtel exigeait que les tables fussent garnies de grandes nappes qui pendaient jusqu'à terre qui les dissimulaient complètement.

 

Après déjeuner on prit un fiacre et on fit le tour de Paris. J’ai gardé le souvenir des énormes travaux du métro qu’on construisait alors ; je crois bien qu’il s’agissait du « Nord-Sud » qui était une compagnie différente de celle du métropolitain. En fin d’après midi on rejoignit Saint Lazare où nos bagages étaient à la consigne pour nous rendre à la gare du Nord d’où partait le train pour Lille. Notre père nous fit une autre surprise en nous emmenant au wagon restaurant. Pour des enfants qui n’avaient jamais été qu’aux environs de Sainte Adresse, le voyage annuel à Lille et surtout le passage par Paris était l’événement.

 

Dans ma petite enfance on allait à Marcq en Bareul où mon grand père était directeur de la Brasserie Van der Hagen. La maison était vaste et il y avait un très grand jardin où l’on pouvait bien s’amuser. Marq en Bareul était alors un gros village. Plus tard mes grands parents habitèrent à Lille même, rue des Stations, et c’est là que nous nous rendions. Septembre était le mois de la foire à Lille ; mon grand père n’était plus très occupé et nous emmenait volontiers mon père et moi faire un tour à la foire. Il y avait des manèges, des chevaux de bois qui ne tournaient que mus par des chevaux attelés au centre, la musique était assurée par un orgue de Barbarie. Les baraques de la foire faisaient moins de bruit qu’aujourd’hui. Le va et vient et le bavardage de la foule des badauds faisaient moins de bruit que la musique des forains.

 

Bien entendu  il y avait des spectacles dans les baraques où nous n’entrions jamais. Il y avait la femme à barbe et la baraque de Saint Antoine et de son cochon. Nous y trouvions beaucoup de plaisir et cela amusait mon grand père. Pour attirer le public , de grandes toiles peintes indiquaient une partie des spectacles donnés et avant chaque représentation il y avait une  parade plus ou moins en musique. Je me souviens qu’il y avait aussi un forain chez qui des tableaux vivants avec des commentaires, racontaient la vie de Geneviève de Brabant. Tout cela était bon enfant et sans prétention mais enchantait le populaire.

 

Et puis il y avait les marchands en plein vent de frites et de gaufres, sans lesquels il n’y avait pas de fête dans la capitale des Flandres Françaises. Tout cela se passait sur un vaste terrain vaque nomme l’Esplanade, mais à coté de ces réjouissances, il y avait trois grandes allées de baraques où l’on vendait surtout de la vaisselle et des ustensiles de cuisine. Cette foire s’appelait d’ailleurs la Foire à la Vaisselle. Le point culminant de notre séjour consistait en une grande séance au Cirque où mon grand père (toujours lui) nous emmenait.


 

La tante Adèle était demoiselle de compagnie de Madame Loyer qui était veuve. Elle était propriétaire d’une filature de coton spécialisée dans le fil extra fin. Elle possédait un très bel hôtel particulier à Lille que son mari avait fait construire pour y donner des réceptions, lorsqu’il était député d’une des circonscriptions lilloises. Mais depuis la mort de son mari elle résidait à son château de Lomme. Pendant notre séjour toute la famille était invitée pour un grand déjeuner. Habitué à notre modeste maison de Sainte Adresse, j’ouvrais de grands yeux devant la grande salle à manger lambrissée de bois clair, où on pouvait donner un repas pour trente personnes. Le valet de chambre et le cocher qui servaient à table, m’intimidaient. J’admirais aussi le vaste jardin d’hiver avec ses palmiers et ses plantes vertes où les grandes personnes prenaient le café après le déjeuner. Généralement à ce déjeuner assistaient les pères dominicains Lacome et Goix. Après le déjeuner on lâchait tous les enfants dans le parc qui était très grand et qui nous paraissait immense. Au bout du jardin une haie nous séparait des champs labourés.

 

J’ai revu en 1919 cette splendide propriété déchue. Madame Loyer était morte au début de l‘année 1919. Ma tante Adèle était chargée par les héritiers du partage des meubles et elle avait les clefs du château ; elle m’y emmena. Cette belle propriété avait d’abord été occupée pendant presque toute la guerre par l’état major allemand puis avait servi de cantonnement au troupes portugaises à la libération du Nord. J’ai dans la mémoire l ‘aspect désolé du grand salon ; il y avait des lames de parquet qui manquaient ; les marbres de l’élégante cheminée étaient noircis ou éclatés tant on avait fait du feu. Aujourd’hui il ne reste rien de ces splendeurs bourgeoises d’autrefois, le château a été démoli et les champs de blé au bout du parc sont devenus la gare de tri dite de « Lille Délivrance ».

 

Nous aimions beaucoup aller à Lomme et j’en parle avec tout le regret que l’on peut avoir pour de belles choses évanouies. A la fin de septembre c’était le retour au Havre. C’était un voyage très long et très compliqué. On voyageait  toujours en deuxième classe ; au départ de Lille on était bien dans me rapide de Paris mais cela ne durait pas longtemps. On changeait à Arras où on prenait une brouette qui nous menait à Amiens. Là, un autre omnibus nous menait lentement jusqu'à Montevolier où on changeait à nouveau pour aller jusqu'à Bréaute. Enfin là, on retrouvait l’express Paris-Le Havre. Avant le rachat de la Compagnie de l’Ouest par l’Etat, celle ci, qui savait être rachetée, ne faisait aucun frais ; la terreur de ma mère, c’était toujours de manquer une correspondance car les horaires de la Compagnie de l’Ouest étaient assez élastiques et c’est à Amiens qu’on abandonnait le Nord pour l’Ouest.

 

On retrouvait la maison avec plaisir après ce voyage fastidieux. Généralement peu après notre retour c’était le moment de cueillir les poires « Louise Bonnes » dont nous avions un grand espalier. Cet arbre donnait abondamment tous les deux ans ; il a donné jusqu’en 1926. On sentait l’odeur jusque sur le palier des mansardes et j’en ai gardé le souvenir. Dans le fond du jardin il y avait des groseilliers sur une plate bande ; ma mère soignait beaucoup les plates bandes qui étaient garnies de plantes basses qui fleurissaient toit l’été et qu’on appelait le « désespoir du peintre ». Quand les groseilles étaient mûres mon frère et moi entrions dans la plate bande pour en manger. C’était souvent au détriment des belles plantations de ma mère. Pour éviter le saccage , elle fit arracher les groseilliers et les remplaça par des fleurs ; mon père fit monter sur le mur des rosiers grimpants du plus heureux effet.

 

Après la mort de ma grand mère qui survint en janvier 1906 ma tante Maria nous quitta. Mon père l’installa comme dame pensionnaire chez les Religieuses de la Toussaint à Strasbourg où elle mourut en 1923. Or l’été 1907 mes parents décidèrent qu’on prendrait des vacances au moi d’août. On devait d’abord aller en Alsace voir la tante de Strasbourg, puis aller à Rosheim chez nos cousins Munck. Nous fîmes chez ces derniers un séjour de trois jours. Par le petit train on alla de Rosheim à Ottrot et de là on monta à pied au couvent de sainte Odile. Le domestique du cousin Alfred Munck portait les provisions et à mi-chemin , face aux ruines du château d’Ottrot, ce fut le premier déjeuner sur l’herbe auquel j’ai participé. On monta jusqu’au couvent qu’on visita ; il n’y avait que très peu  de monde et mon père fit servir un café au lait et des gâteaux que nous apporta une des religieuses. A cette époque, sauf quelques filles pour les gros ouvrages, les soeurs de la Croix étaient seules dans le couvent ainsi que les deux prêtres qui desservaient le pèlerinage. On descendit par Saint Nabor où l’on prit le petit train pour Rosheim. Mon père était d’excellente humeur ; on était en troisième classe et il bavarda avec les paysans qui voyageaient avec nous.

 

Après ce pèlerinage alsacien, on gagna Liebenzell dans la Forêt Noire Wurtembergeoise où l’on séjourna pendant quinze jours. C’était mon premier contact avec la montagne et les forêts de sapins. Le dimanche, mon père retenait une voiture à deux chevaux pour nous mener tous les quatre à la messe dans la petite ville de Calv, car Liebenzell était un village protestant. Je gardais alors une émerveillement de cette randonnée en voiture a travers la forêt. Puis nous nous rendîmes à Mayence, où se trouvait une sœur de ma grand mère, religieuse du Bon Pasteur. J’ai raconté cette visite dans mes « Notes Familiales ». Mais nos émerveillements d’enfant furent grands quand nous descendîmes le Rhin dans un confortable vapeur de Mayence à Cologne. Après deux jours passés à Cologne, mes parents me laissèrent à Barmen chez le représentant  de mon père, Albert Reyscher où je devais passer plusieurs semaines pour me perfectionner en allemand. C’était la première fois que nous étions sortis de notre milieu habituel et j’en ai gardé le souvenir intact.

 

Mon père tenait énormément  à ce que des langues étrangères nous soient familières. C’est pourquoi de 1908 à 1911 je ne fus jamais à la maison pendant les grandes vacances. En 1908, j’étais à Boppard sur le Rhin dans une famille allemande dont la maison dominait le fleuve. J’aimais regarder le mouvement des bateaux sur le Rhin et surtout les grands radeaux de bois tirés par un remorqueur. Sur ces radeaux, il y avait une cabane en planche où les hommes qui les convoyaient devaient faire leur cuisine, car il y avait toujours une petite fumée qui sortait par la cheminée. Je n’ai jamais su à quoi  tout ce bois était destiné. Je pense aujourd’hui qu’en dehors de bois de construction, ces radeaux étaient destinés au boisage des mines de charbons de la Ruhr.

 

Mais à l’époque je fus fasciné par cette partie du cours du Rhin   que les Allemands nomment « La Trouée Héroïque ». Ce paysage de vieilles petites villes massées au bord du fleuve et dominées par les vignobles et les ruines dans anciens Burgs féodaux est resté gravé dans ma mémoire. J’ai toujours regretté de n’avoir pas eu l’occasion de revoir ces sites avec des yeux d’homme et non ceux d’un grand enfant.

 

J’en avais si bien gardé une certaine nostalgie qu’à deux reprises, à l’occasion de deux voyages d’affaires à Brème, j’ai éprouvé au retour le besoin de revoir une fois Cologne et une autre fois Mayence. Il n’y  avait plus le pittoresque pont de bateaux de mon enfance à Cologne mais un majestueux pont routier de fer et de béton. C’était un soir d’hiver froid et clair. Je me suis arrêté sur le trottoir des piétons au milieu du pont et j’ai encore dans les yeux le coucher de soleil d’hiver sur lequel se détachaient tous les clochers de ce qui fut, au Moyen Age, la « Sainte Cologne » , « Heili Keullen » en bas allemand. La dernière guerre en a endommagé plusieurs et on m’a dit que depuis ils ont été restaurés. Mais je n’ai jamais revu les Burgs de « La Trouée Héroïque ».

 

Vers la fin des vacances, mon père et ma mère vinrent me rechercher pour le séjour que nous faisions habituellement à Lille dans la deuxième quinzaine de septembre.

 

En 1909, c’est à Heidelberg que je fis un séjour dans la famille d’un professeur. Cette vieille ville au bord du Neckar, avec son château de l’Electeur Palatin et ses vieilles églises était charmante. Le Professeur avait fait venir son neveu pour me tenir compagnie. Il était du même âge que moi et nous sortions ensemble. Cette année là, c’était le centenaire du Royaume de Würtemberg. Le représentant de mon père à Stuttgart, Monsieur Hess, m’invita pour les fêtes où devait venir l’Empereur d’Allemagne Guillaume II et l’Impératrice. Quoique le Royaume de Würtemberg eut été fondé par Napoléon Ier, le Kaiser tenait à être présent. En dehors des feux d’artifice et autres réjouissances, il y eut une grande revue militaire à laquelle prirent part deux corps d’armée avec la cavalerie et l’artillerie. Monsieur Hess avait pris des places dans une tribune et nous nous rendîmes à cette revue. J’ai gardé deux souvenirs très différents.

 

Le premier est très matériel. En attendant l’arrivée du Kaiser et du Roi de Würtemberg , on vendait dans les tribunes des sandwichs , des saucisses et des bocks de bière. Je me souviendrai toujours du côté ridicule des « hoch » poussés par ces braves wurtembergeois hurlant durant le passage des Majestés Impériales et Royales, leur bocks de bière à bras tendus.

 

L’autre souvenir est celui de l’Empereur Guillaume II. Tous les historiens ont dit de lui que c’était un parfait acteur. Il arriva en grand uniforme, casque en tête, droit sur son cheval. Malgré un bras atrophié, il montait très bien. Pour se faire valoir, il était flanqué du vieux Roi du Würtemberg, qui suivait comme il pouvait, et du non moins Comte Zeppelin, l’inventeur des dirigeables. Ces deux piètres cavaliers faisaient repoussoir et toute la gloire était pour le Kaiser.

 

Pendant mon séjour à Heidelberg,  j’eus l’occasion de voir une fois évoluer au dessus de la ville le grand cigare rigide qu’était le dirigeable construit à Ludwigshaven par le Comte Zeppelin. Si plusieurs vols furent réussis, il y en eu d’autres qui tournèrent mal ; je vis dans les journaux la photo d’un de ces dirigeables effondré dans les arbres. Les allemands prétendaient en faire une arme de guerre ; en fait en 1909 l’aviation était encore dans les débuts, mais l’usage du « Zeppelin » en temps de guerre se révéla impraticable. Il se déplaçait très lentement et sa masse s’est révélée très vulnérable à l’aviation de chasse, même celle du début de la guerre
1914-1918.


 

En 1910, je cessai d’aller en Allemagne pendant les vacances. Des amis de Sainte Adresse nous avaient mis en rapport avec trois demoiselles anglaises ,d’âge plutôt canonique, qui vivaient dans la petite ville de Lewes dans le Sussex, c’est à dire dans le sud de l’Angleterre, non loin de Newhaven, petit port desservi par une ligne régulière de vapeurs venant de Dieppe.

 

On nous assurait que ces trois demoiselles, habituées à prendre en pension des étrangers désireux d’apprendre l’anglais, étaient des personnes très gaies et aussi susceptibles d’amener un jeune français à une bonne connaissance de l’Anglais.

 

Mon père n’était jamais allé en Angleterre et sauta sur l’occasion pour m’y conduire. Nous embarquâmes à Dieppe à destination de Londres où nous devions passer quelques jours avant de nous rendre à Lewes. Je suivais bien le cours d’anglais au lycée mais n’y était guère brillant.

 

Nous descendîmes dans un hôtel du Strand qu’un collègue de mon père connaissait. Mon père ne savait pas un mot d’anglais et moi peu de choses. Avec le personnel de l’hôtel on s’expliquait en allemand. Il se révéla qu’une partie des garçons étaient allemands et prenaient du service en Angleterre pour y apprendre la langue.

 

Bien entendu nous visitâmes quelques curiosités de Londres, l’Abbaye de Westminster, La Tour de Londres et le célèbre misée de peintures de la National Gallery. On se déplaçait dans les fiacres anglais qu’on appelle « cab » où le cocher est installé à l’arrière de la voiture.

 

Un épisode assez comique de notre voyage se passa dans un beau magasin du Strand. Ma mère avait demandé à mon père de lui rapporter quelques mètres du tissu de coton connu en France sous le nom d ‘« Oxford ». Elle pensait que c’était anglais. Dans ce magasin il fut impossible de trouver de l’ « Oxford ».
En Angleterre cela n’existait pas et le nom était inconnu. Mon père acheta autre chose et tout fut dit.

 

A Lewes, une des demoiselles Robson parlait allemand et cela facilita la conversation avec mon père. J’ai gardé le meilleur souvenir de mes séjours à Lewes. Je m’y sentais beaucoup plus décontracté qu’en Allemagne. Il faut dire que ce n’était pas les conversations de mes parents qui étaient susceptibles de me faire aimer l’Allemagne, bien au contraire. Mais mon père voulait que l’on sache la langue de ceux qui, pour lui, étaient toujours « l’ennemi », malgré les excellents rapports d’affaires qu’il avait avec les allemands.

 

Finalement, j’ai beaucoup aimé l’Angleterre et les anglais avec lesquels j’ai été en contact. Lewes était une petite ville historique avec de vieilles maisons, des églises anglicanes curieuses et les ruines imposantes de la célèbre abbaye bénédictine de Saint Pancrace.

 

A cette époque, le conservatisme anglais était encore extrême. Il y avait des villes beaucoup plus importantes dans le Sussex, à commencer par Brighton , la grande ville balnéaire. Mais c’est à Lewes que se tenait la Cour d’Assise. Elle ne se tenait pas à demeure, mais comme au bon temps des Rois Plantagenet, elle était toujours itinérante ; mais pour tout le Sussex c’est à Lewes qu’elle venait siéger. Il en est peut être encore ainsi.

 

L’attrait de la contrée était réel. On était dans la région des « South Downs » , cette série de collines spéciales au Sussex. Il y avait bien des cultures, mais surtout d’immenses prairies appartenant à des Lords et sur lesquelles on élevait de très grands troupeaux de moutons pour la viande. Chez les Miss Robson on mangeait de temps en temps le fameux gigot de mouton à l’anglaise , tout saignant, quoique cuit en casserole (1). On se promenait souvent dans la contrée mais on allait aussi à Brighton par le train. Cette plage populaire grouillait de monde au mois d’août.

 

J’ai dit que les Miss Robson étaient très gaies ; elles étaient mêmes amusantes, on ne s’ennuyait pas chez elles et elles connaissaient beaucoup de monde. Elles me donnèrent à lire des romans de Dickens. J’eus la révélation des « Picwick Papers » qui sont une satire désopilante des moeurs politiques anglaises des années
1820-1830. On était  loin des romans émotifs du même auteur qui ont fait pleurer des générations
romantiques (2).

 

Les Miss Robson parlaient beaucoup ; comme beaucoup de femmes anglaises, elles étaient de vraies « chatter boxes ». C’est ce qui m’a fait apprendre l’anglais et aussi le whist auquel elles aimaient jouer. Je me suis si bien plu chez elles, que pour les vacances de Pâques 1911, je demandai à mes parents d’y retourner pour me détendre un peu avant les épreuves de la première partie du baccalauréat. Enfin j’allais encore passer un mois à Lewes en septembre 1911. C’est grâce aux Miss Robson si j’ai si bien maîtrisé l’anglais .... de cette époque.

 

                                                

 

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Charles Munck     1972

 

 

 

 

 

 

notes de Dominique Munck, le second fils de Charles Munck.

 

(1)  Papa ajoutait : j’ai beaucoup aimé cette façon de préparer le mouton, même la sauce à la menthe qui l’accompagnait toujours.

(2)  Quand il avait des problèmes, Papa me disait  « je suis comme Mr Picwick ». Je pense toujours à sa formule préférée : « something will turn up ».